Le Conseil constitutionnel a été saisi le 24 septembre 2014 par le Conseil d’État (décision n° 381698 du 24 septembre 2014), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Dominique de L., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du premier alinéa de l’article L. 46 et du dernier alinéa de l’article L. 237 du code électoral.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu l’ordonnance n° 58-998 du 24 octobre 1958 portant loi organique relative aux conditions d’éligibilité et aux incompatibilités parlementaires ;
Vu le code de la défense ;
Vu le code électoral ;
Vu l’ordonnance n° 45-1839 du 17 août 1945 relative à l’électorat et à l’éligibilité des militaires, notamment son article 3 ;
Vu le décret n° 56-981 du 1er octobre 1956 portant code électoral ;
Vu le décret n° 64-1086 du 27 octobre 1964 portant révision du code électoral ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour le requérant par la SELARL Winston et Strawn LLP, enregistrées le 15 octobre 2014 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 16 octobre 2014 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Mes Gilles Bigot et Jean-Marc Tchernonog, avocats au barreau de Paris, pour le requérant et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l’audience publique du 18 novembre 2014 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu’aux termes du premier alinéa de l’article L. 46 du code électoral : « Les fonctions de militaire de carrière ou assimilé, en activité de service ou servant au-delà de la durée légale, sont incompatibles avec les mandats qui font l’objet du livre I » ; que ce livre Ier est relatif à l’élection des députés, des conseillers généraux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires ;
2. Considérant qu’aux termes du dernier alinéa de l’article L. 237 du même code : « Les personnes désignées à l’article L. 46 et au présent article qui seraient élues membres d’un conseil municipal auront, à partir de la proclamation du résultat du scrutin, un délai de dix jours pour opter entre l’acceptation du mandat et la conservation de leur emploi. À défaut de déclaration adressée dans ce délai à leurs supérieurs hiérarchiques, elles seront réputées avoir opté pour la conservation dudit emploi » ;
3. Considérant que, selon le requérant, l’incompatibilité générale entre les fonctions de militaire de carrière et l’exercice de tout mandat électif entrant dans le champ d’application de l’article L. 46 du code électoral, et spécialement au sein de l’assemblée délibérante d’une collectivité municipale n’est pas justifiée par la nécessité de protéger la liberté de choix de l’électeur ou l’indépendance de l’élu contre les risques de confusion ou de conflits d’intérêts ; que, par suite, les dispositions contestées méconnaîtraient le droit d’exercer un mandat électif dont jouit tout citoyen en vertu de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ;
4. Considérant que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l’article L. 46 du code électoral et les mots : « à l’article L. 46 et » figurant au dernier alinéa de l’article L. 237 du même code ;
- SUR LES DISPOSITIONS SOUMISES À L’EXAMEN DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL :
5. Considérant qu’aux termes du premier alinéa de l’article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé » ; que le Conseil constitutionnel ne peut être saisi dans les conditions prévues par cet article que de dispositions de nature législative ;
6. Considérant, en premier lieu, que l’incompatibilité des fonctions de militaire de carrière ou assimilé, en activité de service ou servant au-delà de la durée légale, avec les mandats électifs a été instaurée par l’article 3 de l’ordonnance du 17 août 1945 susvisée ; que ces dispositions ont été codifiées successivement à l’article 60 du code électoral par le décret du 1er octobre 1956 susvisé puis à l’article L. 46 de ce code par le décret du 27 octobre 1964 susvisé ; que les règles selon lesquelles il est mis fin à l’incompatibilité sus-évoquée ont été prévues par l’article 3 de l’ordonnance du 17 août 1945 ; que ces dispositions ont été codifiées successivement à l’article 258 du code électoral par le décret du 1er octobre 1956 puis à l’article L. 237 de ce code par le décret du 27 octobre 1964 ; que ces codifications sont intervenues à droit constant ; que, par suite, les dispositions du premier alinéa de l’article L. 46 du code électoral et les mots : « à l’article L. 46 et » figurant au dernier alinéa de l’article L. 237 du même code revêtent le caractère de dispositions législatives au sens de l’article 61-1 de la Constitution ; qu’il y a lieu pour le Conseil constitutionnel d’en connaître ;
7. Considérant, en deuxième lieu, qu’en vertu des dispositions du premier alinéa de l’article L. 46 du code électoral, les fonctions de militaire de carrière ou assimilé, en activité de service ou servant au-delà de la durée légale, sont incompatibles avec les mandats qui font l’objet du livre Ier du code électoral ; que ce livre est relatif à l’élection des députés, des conseillers généraux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires ; que l’article 25 de la Constitution du 4 octobre 1958 a confié à une loi organique le soin de fixer notamment « le régime des inéligibilités et des incompatibilités » pour chaque assemblée du Parlement ; que l’ordonnance du 24 octobre 1958 susvisée a fixé le régime des incompatibilités avec l’exercice du mandat parlementaire ; qu’il résulte de cette disposition de la Constitution ainsi que des dispositions organiques prises pour son application que l’incompatibilité instaurée par l’article L. 46 du code électoral ne s’applique pas au mandat de député ;
8. Considérant, en outre, qu’en application de l’article L. 342 du code électoral, le mandat de conseiller régional est incompatible, dans toute la France, avec les fonctions énumérées à l’article L. 46 ; qu’en application de l’article L. 368, il en est de même pour le mandat de conseiller à l’assemblée de Corse et, en application de l’article L. 558-15, avec les mandats de conseiller à l’assemblée de Guyane ou de conseiller à l’assemblée de Martinique ; qu’aux termes du premier alinéa de l’article L. 344 : « Tout conseiller régional qui, au moment de son élection, est placé dans l’une des situations prévues aux articles L. 342 et L. 343 dispose d’un délai d’un mois à partir de la date à laquelle son élection est devenue définitive pour démissionner de son mandat ou mettre fin à la situation incompatible avec l’exercice de celui-ci. Il fait connaître son option par écrit au représentant de l’État dans la région, qui en informe le président du conseil régional. À défaut d’option dans le délai imparti, il est réputé démissionnaire de son mandat ; cette démission est constatée par arrêté du représentant de l’État dans la région » ; que, conformément à l’article L. 368, cette disposition est applicable aux conseillers à l’assemblée de Corse ; que l’article L. 558-17 prévoit une disposition identique pour les conseillers à l’assemblée de Guyane et les conseillers à l’assemblée de Martinique ; que le Conseil n’est pas saisi de ces dispositions ;
- SUR LA CONFORMITÉ DES DISPOSITIONS CONTESTÉES AUX DROITS ET LIBERTÉS QUE LA CONSTITUTION GARANTIT :
9. Considérant qu’aux termes des articles 5 et 15 de la Constitution, le Président de la République est le chef des armées, il assure, par son arbitrage, la continuité de l’État et il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités ; qu’aux termes des articles 20 et 21 de la Constitution, le Gouvernement dispose de la force armée et le Premier ministre est responsable de la défense nationale ; qu’en application de ces dispositions, sans préjudice de celles de l’article 35 de la Constitution, le Gouvernement décide, sous l’autorité du Président de la République, de l’emploi de la force armée ; que l’exercice de mandats électoraux ou fonctions électives par des militaires en activité ne saurait porter atteinte à cette nécessaire libre disposition de la force armée ;
10. Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la Déclaration de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » ; que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ;
11. Considérant que si le législateur peut prévoir des incompatibilités entre mandats électoraux ou fonctions électives et activités ou fonctions professionnelles, la restriction ainsi apportée à l’exercice de fonctions publiques doit être justifiée, au regard des exigences découlant de l’article 6 de la Déclaration de 1789, par la nécessité de protéger la liberté de choix de l’électeur ou l’indépendance de l’élu contre les risques de confusion ou de conflits d’intérêts ;
12. Considérant que l’incompatibilité instituée par le premier alinéa de l’article L. 46 du code électoral est applicable tant aux militaires de carrière qu’aux militaires admis à servir en vertu d’un contrat dans les conditions prévues par l’article L. 4132-6 du code de la défense ;
13. Considérant qu’aux termes de la première phrase du deuxième alinéa de l’article L. 4111-1 du code de la défense : « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité » ; que, selon l’article L. 4121-1 dudit code : « Les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens. Toutefois, l’exercice de certains d’entre eux est soit interdit, soit restreint dans les conditions fixées au présent livre » ; que, selon le premier alinéa et la première phrase du deuxième alinéa de l’article L. 4121-2 : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire » ; qu’aux termes du premier aliéna de l’article L. 4121-3 : « Il est interdit aux militaires en activité de service d’adhérer à des groupements ou associations à caractère politique » ; que son deuxième alinéa dispose : « Sous réserve des inéligibilités prévues par la loi, les militaires peuvent être candidats à toute fonction publique élective ; dans ce cas, l’interdiction d’adhésion à un parti politique prévue au premier alinéa est suspendue pour la durée de la campagne électorale. En cas d’élection et d’acceptation du mandat, cette suspension est prolongée pour la durée du mandat » ; que, selon le troisième alinéa : « Les militaires qui sont élus et qui acceptent leur mandat sont placés dans la position de détachement prévue à l’article L. 4138-8 » ; que l’article L. 4121-5 dispose, en son premier alinéa, que « Les militaires peuvent être appelés à servir en tout temps et en tout lieu », et en ses deux derniers alinéas, que « La liberté de résidence des militaires peut être limitée dans l’intérêt du service. Lorsque les circonstances l’exigent la liberté de circulation des militaires peut être restreinte » ;
14. Considérant, en premier lieu, qu’eu égard aux modalités de l’élection des conseillers généraux et aux exigences inhérentes à l’exercice de leur mandat, en prévoyant une incompatibilité entre les fonctions de militaire de carrière ou assimilé et ce mandat, les dispositions contestées ont institué, au regard des obligations particulières attachées à l’état militaire ci-dessus rappelées, une interdiction qui, par sa portée, n’excède pas manifestement ce qui est nécessaire pour protéger la liberté de choix de l’électeur ou l’indépendance de l’élu contre les risques de confusion ou de conflits d’intérêts ; qu’il en va de même pour l’incompatibilité avec le mandat de conseiller communautaire ;
15. Considérant toutefois, en deuxième lieu, qu’en rendant incompatibles les fonctions de militaire de carrière ou assimilé avec le mandat de conseiller municipal, le législateur a institué une incompatibilité qui n’est limitée ni en fonction du grade de la personne élue, ni en fonction des responsabilités exercées, ni en fonction du lieu d’exercice de ces responsabilités, ni en fonction de la taille des communes ; qu’eu égard au nombre de mandats municipaux avec lesquels l’ensemble des fonctions de militaire de carrière ou assimilé sont ainsi rendues incompatibles, le législateur a institué une interdiction qui, par sa portée, excède manifestement ce qui est nécessaire pour protéger la liberté de choix de l’électeur ou l’indépendance de l’élu contre les risques de confusion ou de conflits d’intérêts ; que, par suite, le premier alinéa de l’article L. 46 du code électoral doit être déclaré contraire à la Constitution ; que, par voie de conséquence, les mots : « à l’article L. 46 et » figurant au dernier alinéa de l’article L. 237 du même code doivent être également déclarés contraires à la Constitution ;
- SUR LES EFFETS DE LA DÉCLARATION D’INCONSTITUTIONNALITÉ
16. Considérant qu’aux termes du deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration ;
17. Considérant que l’abrogation immédiate du premier alinéa de l’article L. 46 du code électoral aurait pour effet de mettre un terme non seulement à l’incompatibilité des fonctions de militaire de carrière ou assimilé, en activité de service ou servant au-delà de la durée légale, avec le mandat de conseiller municipal mais également à l’incompatibilité de ces fonctions avec le mandat de conseiller général ou avec le mandat de conseiller communautaire et avec les autres mandats électifs locaux auxquels elle est applicable par renvoi au premier alinéa de l’article L. 46 ; qu’afin de permettre au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité du premier alinéa de l’article L. 46, il y a lieu de reporter cette abrogation au 1er janvier 2020 ou au prochain renouvellement général des conseils municipaux s’il intervient avant cette date,
D É C I D E :
Article 1er.- Le premier alinéa de l’article L. 46 du code électoral et les mots : « à l’article L. 46 et » figurant au dernier alinéa de l’article L. 237 du même code sont contraires à la Constitution.
Article 2.- La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées au considérant 17.
Article 3.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 27 novembre 2014, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Hubert HAENEL et Mme Nicole MAESTRACCI.
Rendu public le 28 novembre 2014.